Interview : Jessie Magana & Magali Attiogbé

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A l’occasion de la sortie de l’album-documentaire Rue des Quatre-Vents, au fil des migrations (chroniqué ici) aux éditions des Éléphants, j’ai eu le plaisir de poser quelques questions à ses créatrices: Jessie Magana, l’autrice et Magali Attiogbé, l’illustratrice.

Jessie Magana écrit des romans et des documentaires pour adultes et adolescents. Éditrice et directrice des collections « Français d’ailleurs » (créée chez Autrement jeunesse, reprise par Casterman) et « Les Héroïques » (aux éditions Talents Hauts), elle témoigne d’un grand engagement pour l’égalité entre les peuples et les sexes. Co-autrice de Eux, c’est nous, un ouvrage en faveur des réfugiés, Jessie Magana anime de nombreux ateliers d’écriture auprès des jeunes.

Originaire du Togo, Magali Attiogbé est arrivée en France à l’âge de 3 ans. Depuis l’obtention de son DMA d’illustration à l’école Estienne en 2002, elle travaille pour différents supports : la presse, les livres,  les affiches, les cartes postales, les jouets, la vaisselle… Quand elle ne dessine pas, elle aime coudre et chanter !

Les deux autrices travaillent avec engagement pour l’association Encrages qui déploie des actions en faveur des personnes exilées.

Pourriez-vous nous parler de la genèse de ce magnifique album, Rue des Quatre-Vents, au fil des migrations, qui vient de paraître aux éditions des Éléphants ?

Jessie Magana : Cet album est né de la volonté des deux éditrices : Ilona Meyer et Caroline Drouault. Fortes du succès de « Cité Babel », un livre qui mettait en scène plusieurs familles de religions différentes dans le même immeuble, elles ont imaginé un projet « frère », avec une rue qui évoluerait au fil des migrations du XXe siècle. Elles ont pensé à moi qui travaille sur le sujet de l’immigration depuis 2005 avec la collection « Français d’ailleurs » et qui ai participé au livre « Eux, c’est nous ». J’ai immédiatement été séduite par l’idée.

Magali Attiogbé : Lorsque Ilona Meyer et Caroline Drouault m’ont proposé le projet j’étais en train de commencer à réfléchir sur un projet d’expo sur le thème du « racisme » tout en me disant que cette démarche pouvait être accompagnée d’un livre. La Rue des Quatre-Vents pourrait être ce livre. Etant moi-même immigrée, j’étais ravie de participer à un tel projet.

On trouve ici de nombreux renseignements sur diverses époques et sur différentes populations d’immigrés. Quel travail de documentation était nécessaire pour traiter de ce sujet ?

JM : J’ai commencé par rassembler toute la documentation que je possédais sur les migrations du XXe siècle, puis j’ai procédé au découpage. En effet, chaque période est marquée par une « vague » d’immigration, liée à l’origine des personnes qui viennent habiter en France mais aussi à des événements de l’Histoire, comme les guerres, les crises économiques, etc.  J’ai ensuite réfléchi à des prénoms pour les personnages, à leur parcours avant d’arriver dans la rue, mais surtout, à leur vie et leurs liens avec les autres habitants, ceux qui étaient déjà là et ceux qui sont arrivés. Il fallait également que je cherche comment les rues ont évolué tout au long de ce siècle : quand sont apparues les premières voitures, les premiers HLM, etc. Tout ce travail préparatoire a été très long car il fallait être précise et fournir à Magali le plus de documentation possible.

MA : Pour le travail d’illustration, je me suis servie du dossier de recherches de Jessie et j‘ai également constitué tout un stock de photos emblématiques de chaque époque. Car même si l’illustration est simplifiée, il faut toujours partir du réel pour faire des choix.

Le texte et les illustrations sont riches, soignés et bien réfléchis. Comment s’est passée votre collaboration dans cet album ?

MA : Je parlerais plus d’un processus : pour chaque époque j’ai mis en place le décor de la rue, puis imaginé et dessiné tout un tas de scénettes racontant les activités des habitants, leurs relations les uns aux autres, leur travail etc …. et je les ai intégrées ensuite dans le décor de la rue. J’avais en tête également le texte de Jessie qui décrivait spécifiquement la situation de telle ou telle personne. Parmi les scénettes imaginées il y en a un certain nombre que je n’ai pas pu mettre pour ne pas trop charger. J’ai soumis chaque dessin à Jessie avant de les mettre en couleurs. Son regard a permis de détecter des petites incohérences, de faire des choix, et de veiller à ce qu’on suive bien le fil du texte.

Y-a-t-il eu des difficultés particulières lors de la création de cet album ? Était-il compliqué d’expliquer un sujet complexe en mots et en dessins simples, accessibles aux enfants ?

JM : Lors de la rédaction des textes, le plus compliqué a été de les raccourcir : il y avait beaucoup de choses à dire, en très peu de mots, et donc chacun d’entre eux est soigneusement pesé ! L’utilisation d’une petite dose de fiction, en racontant à chaque page une scène de la vie des personnages permet aussi d’en dire beaucoup : par exemple, évoquer la ferveur dans la rue en 98, lors de la victoire de la France au Mondial de foot m’a permis de donner la mesure des origines variées des Français. Et comme «  une image vaut mille mots », nous avons trouvé avec Magali des astuces pour dire en images ce que je ne pouvais pas développer dans le texte. Par exemple, la question du racisme ou de l’antisémitisme, qui est évidemment sous-jacente partout dans le livre, apparaît presque à chaque page grâce aux affiches collées sur les murs, aux graffitis.

MA : Comme Jessie, je dirais que le plus difficile a été de faire des choix par rapport à ce que je voulais dire. J’avais envie par exemple qu’on voit bien les Unes de journaux pour montrer le contexte politique, mais c’était trop petit. J’aurai voulu en profiter pour tout dire : les pratiques quotidiennes en fonction des origines de chacun, les dommages collatéraux de la colonisation, la présence niée des TOM et DOM, le fonctionnement labyrinthique et absurde de l’administration française, la liste est longue … mais bon, tout ceci est présent par touches et c’est déjà bien.

Pourquoi, pensez-vous qu’il est important d’aborder ce sujet de migrations et d’exil avec les enfants dès leur plus jeune âge ? Qu’espérez-vous de cet album ?

JM : Un Français sur quatre a au moins un de ses grands-parents qui n’est pas né en France. Mais peu de parents, de grands-parents abordent la question avec les enfants. Parfois, certains ne font pas le lien entre ce qui se passe dans l’actualité et ce que des personnes de leur entourage ou de leur propre famille ont vécu. Les enfants se retrouvent donc souvent à véhiculer des stéréotypes sur les « migrants » (moi je préfère dire « personnes exilées »). J’espère par ce livre les aider à porter un regard critique sur ce qu’ils entendent, à comprendre que d’autres moments dans l’Histoire ont vu arriver des personnes venues d’ailleurs, dans des moments de crise économique, de guerre, bien plus graves que ce que nous vivons en ce moment. Et que ces personnes ont contribué à faire de la France ce qu’elle est aujourd’hui.

MA : Je pense aussi qu’il y a une vraie crise de la solidarité et de la fraternité. On ne se sent en effet plus concerné par le sort de nos semblables, et en plus, Dieu n’est plus là pour nous rappeler que nous sommes « frères » et « sœurs ». Paradoxalement aujourd’hui, une guerre ou catastrophe qui se passe à l’autre bout de la planète peut avoir des conséquences quasi immédiates sur le monde entier. On devrait redoubler d’attention les uns avec les autres car nous formons un tout.

Il est très important que chacun raconte sa propre histoire (à l’oral, à l’écrit, en dessins) c’est ainsi que nous construisons le récit du monde humain. Personne n’a le droit de raconter l’histoire de quelqu’un à sa place ni de la stigmatiser, ni de l’enfermer dans un avenir qu’il ne pourrait pas choisir.

Un grand MERCI aux deux autrices pour leurs réponses et leur engagement !

Bibliographie sélective de Jessie Magana :

• Général de Bollardière : « Non à la torture », collection « Ceux qui ont dit non », Actes Sud Junior, 2008.

• Gisèle Halimi : « Non au viol », collection « Ceux qui ont dit non », Actes Sud Junior, 2013.

• Des cailloux à ma fenêtre, collection « Les Héroïques », Talents Hauts, 2016.

• Eux, c’est nous, (avec Daniel Pennac et Carole Saturno, illustré par Serge Bloch), Collectif des éditeurs jeunesse avec les réfugiés, diffusion Gallimard Jeunesse, 2015.

• Atlas : Comment va le monde ? (avec Laure Flavigny et Aurélie Boissière, illustré par Séverine Assous), Actes Sud Junior, 2016.

SITE INTERNET : http://www.m-e-l.fr/jessie-magana,ec,1093

Bibliographie sélective de Magali Attiogbé :

Dis, comment fonctionne mon corps ? Sophie Ducharme, La Martinière Jeunesse, 2017.

• Les Fabuleux animaux de la Préhistoire, Isabelle Frachet, La Martinière Jeunesse, 2017.

• La Lettre, Editions Amaterra, 2016.

• Mes comptines à mimer, Editions Milan, 2016.

• L’ Imagier des Silhouettes, Editions Amaterra, 2014.

SITE INTERNET : http://www.magaliattiogbe.net/


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